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"Une vie à elle"
2 juin 2015

Des mots pour le dire

Après un record de silence – les temps sont durs…, je reprends la plume pour un billet qui me tient particulièrement à cœur, et que je projette depuis longtemps. Et en l’occurrence, ce n’est pas de mon fils que je vais parler, mais de moi.

 

Simone de Beauvoir écrit, quelque part dans Les Mémoires d’une jeune fille rangée (je cite en substance et de mémoire), qu’enfant, elle était gênée par le regard que les adultes portaient sur elle, et qu’elle s’était promis de se souvenir plus tard qu’à cinq ans, on est une personne. En lisant ces mots, je me souviens avoir ressenti un profond accord avec la petite Simone décrite dans ce passage. Je vais remonter encore plus loin dans l’enfance.

 

Mon fils a désormais un an révolu, âge autour duquel s’articulent beaucoup de grandes acquisitions, la marche et la parole étant les deux plus marquantes. Il ne marche pas encore, et commence à prononcer des « papapa » et des « meumeumeu » de plus en plus nettement adressés. (Cela fait très longtemps que je soupçonne qu’il essaye de dire papa et maman ; impossible de faire la part des choses entre le fantasme maternel et la vérité. Il semble que la datation du « premier mot » relève plus de la décision de l’adulte que du carbone 14…) Pour ma part, j’ai, selon ma mère, parlé un peu avant un an, et marché un peu après ma première année. La datation maternelle n’est pas très précise, je ne sais pas exactement à quel âge j’ai passé ces deux caps, mais ce qui sûr c’est qu’à l’âge qu’a mon fils aujourd’hui, je parlais déjà. Or, j’ai des souvenirs qui datent d’avant le langage.

 

Quand je dis cela, personne ne me croit. Tout le monde me répond que je reconstruis forcément a posteriori. Évidemment il ne m’est pas possible de prouver la véracité de mes dires ; mais je suis sûre, absolument sûre, de certains souvenirs. Il s’agit avant tout de souvenirs émotionnels, et certains sentiments sont restés si présents en moi que je m’en souviens bien – alors que je ne garde pour ainsi dire aucun souvenir de mon entrée en sixième. Les deux premiers souvenirs que je voudrais partager concernent l’acquisition du langage.

 

Le plus marquant pour moi est celui de mon premier mot ; mes parents s’accordent avec moi pour dire que ce mot a été « aïon », c’est-à-dire « avion ». En revanche, ma mère et moi ne sommes pas d’accord sur le lieu où ce petit événement s’est produit. Selon ma mère, c’était à Dieppe lors d'une visite à des amis. Selon moi, c’était dans le jardin de la maison où nous vivions à l’époque. Il faisait beau, nous étions autour de la table de jardin et j’avais envie de montrer à mes parents que je suivais leur conversation et que j’étais présente à la situation. Je me souviens d’avoir cherché à dire quelque chose qui leur montre que j’étais en prise avec ce qu’il se passait. J’ai cherché à désigner l’une des choses qui nous entouraient, et j’ai pris le temps de choisir, éliminant des mots trop difficiles (notamment le sapin à côté de nous ; allez savoir pourquoi, « sapin » cela me semblait dur). Quand à ce moment-là, la chance de ma vie passe dans le ciel. Je savais que ce n’était pas un oiseau, et j’allais leur montrer mon degré de discernement. Avec l’accent anticipé du triomphe, je lance mon « aïon ! » ; ma mère me félicite. Mon père commente, avec l’humour qui le caractérise : « Pas de chance, c’est un hélicoptère. Ca commence mal ». À l’époque, je n’ai pas gouté la plaisanterie, et me suis épuisée à essayer de répéter « hélicoptère », sans y arriver bien sûr. J’ai vécu cette scène comme un échec cuisant, une profonde frustration, et c’est pour cela je pense que je m’en souviens encore.

Ma mère ne se souvenait pas de cette répartie spirituelle de mon père qui m’avait tant blessée. Je suis certaine de ne pas l’avoir inventée. Comment expliquer alors le décalage géographique entre nos deux versions de ce souvenir ? Pendant longtemps, j’ai pensé que ma mère se trompait tout bonnement. Devenue mère moi-même, il m’a semblé tout de même peu plausible qu’elle fasse une telle erreur. J’en viens à penser que j’ai sans doute fait deux tentatives ; la première peut-être en Normandie, et la seconde, plus mûrie, chez nous – la déception étant peut-être d’autant plus grande que le coup était prémédité.

 

Dans le même ordre d’idée : ma mère raconte toujours qu’un soir, pendant le repas, j’ai dit « camion ». Mon père a alors interrompu le repas pour m’emmener au bord de la route regarder des camions passer. Je ne me souviens pas très directement de cette soirée, mais il me semble me souvenir que j’avais eu en gros la même démarche que pour « aïon », et qu’il y avait eu méprise sur mon intention. Je crois même me souvenir que la réaction de ma père, tout à fait bien intentionnée, m’avait agacée.

 

Mon deuxième souvenir doit, logiquement, se situer quelques mois plus tard. J’étais dans ma poussette avec ma mère, et ma nourrice marchait avec nous, tenant son fils par la main. Son fils et moi avions quelques jours d’écart à peine, ce qui rendait tentant le fait de comparer nos développements. Et ma mère disait à ma nourrice, en substance : « Ma fille babille bien, mais pour ce qui est de la marche par contre elle n’est pas pressée ». Et là aussi, ce qui ressort de ce souvenir, c’est une vexation intense. J’avais dû faire un essai malheur de marche quelques jours plus tôt, car j’avais une grosse croute au genou. (Là aussi il faisait beau, je portais une robe et mon genou abimé dépassait du tissu). Et je me souviens d’avoir essayé de protester, et d’avoir voulu dire quelque chose du style : « Mais je fais ce que je peux, moi ! ». Comme je ne maîtrisais pas les phrases, j’ai prononcé une série de « gagagagaga ». Cela a fait rire ma mère, qui m’a répondu « Oui, gagagagaga ». Et j’étais encore plus frustrée de ne pas avoir pu me défendre.

 

Un dernier souvenir est encore plus ancien. Je crois bien que la scène se passe en hiver, même si je ne saurais plus dire ce qui me le fait penser. C’était un repas, un dîner je pense, car il me semble qu’il faisait nuit noire dehors. En tout cas, mes parents dînaient sur la grande table de ferme que nous avions à l’époque, pendant que je les regardais, assise dans mon transat, sur la table. Pour que je ne m’ennuie pas, mon père avait placé un de mes ours en peluche au-dessus de nous, dans le lustre qui nous éclairait. En cours de repas, j’ai vu l’ours basculer un peu vers l’avant. Le repas a continué, je regardais plus mes parents que l’ours en l’air. Jusqu’à ce que mes parents sentent une odeur de brûlé : c’était l’ours qui commençait à prendre feu au contact de l’ampoule sur laquelle il avait basculé. Mon père l’a vite enlevé de là et éteint. Et je suis restée avec un sentiment de culpabilité de ne pas avoir donné l’alerte, de ne pas avoir sauvé mon ours – auquel j’attribuais une forme d’existence. Pas la même que la mienne, celle de mes parents ou celle du chat de la maison, mais quelque chose tout de même. J’ai toujours gardé cet ours, qui doit encore se trouver chez mon père à la cave.

 

Il y aurait d’autres souvenirs encore que je pourrais raconter, même si ceux-là sont les plus nets. J’y pense souvent maintenant quand je parle à mon fils, pour essayer de retenir toute parole qui pourrait être vexante. Et avec tout l’amour que je lui porte, cela arrive. On traite trop les enfants comme s’ils n’étaient pas pleinement des personnes, et j’essaye de me corriger. Je me dis régulièrement que tous les mots qui me vexeraient ou blesseraient ne doivent pas davantage être utilisés avec lui. Je me souviens de l’enfant que j’ai été, et j’apprends à mieux le considérer comme une personne.

 

On a, en tant qu'adulte, une drôle de vision de l'enfant : on le décrit souvent comme un être qui évolue dans le flou. Pour ma part, je me souviens d'avoir eu une vision très précise des choses que je comprenais. Evidemment je ne comprenais pas tout, loin  de là, mais les parcelles que je comprennais étaient d'une grande acuité.

 

Si j’expose ces souvenirs, c’est pour inviter chacun à réfléchir sur l’acquisition du langage. Logiquement, pour commencer à parler, il faut déjà comprendre, au moins une partie de ce que l’on entend. Il y a donc tout un temps où l’enfant comprend sans pouvoir répondre. Il n’est donc jamais trop tôt pour parler à son enfant, et, accessoirement, pour le respecter – verbalement en l'occurrence. Je me souviens du profond désarroi lorsque j’étais, au sens étymologique, in-fans : celle qui n’avait pas la parole ; j’essaye de faire de mon mieux pour que mon fils, qui ne parle pas encore, se sente d’ores et déjà entendu.

 

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Commentaires
L
Tout cela me rappelle le livre de Magda Gerber que j'ai lu quand je me débattais avec la manière de m'occuper d'un enfant de quatre mois ("Dear parents, caring for your infants with respect"). Elle insiste sur la motricité libre et sur l'importance de laisser les nourrissons découvrir le monde à leur manière, et de ne pas les interrompre pour leur montrer la "bonne" manière de jouer, se déplacer etc. Elle écrit que le bébé, qui ne comprends pas forcément ce qui est attendu, doit se dire "Je ne sais pas ce que tu veux de moi, mais ce qui est sûr c'est que ce que fais ne te convient pas..."<br /> <br /> Si les Néoparents ne connaissent pas Magda Gerber, elle peut vous intéresser, ou bien le site de Janet Landsbury. Toute leur approche est centrée sur la manière d'essayer de réellement respecter les tous petits...
T
Je te crois d'autant plus que je me souviens très bien, et de l'intérieur, de la bassine en plastique dans laquelle je prenais mes bains de bébé ; je me souviens de mon choc quand je me suis vu bébé dans cette bassin sur une photo, car j'attribuais spontanément ce souvenir à une période ultérieure ; Gotlib et Goscinny ont traité le sujet dans "Les Dingodossiers", si je ne m'abuse.
"Une vie à elle"
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